En réserve

Sur le travail de Laurent Le Deunff, à la galerie ACDC, Janvier-Février 2010.

« Vous n’avez pas remarqué que sa dent canine est sculptée en forme de tête de serpent ? » (1)

Quand on parcourt l’ensemble du travail de Laurent Le Deunff, on aimerait situer, inconsciemment, la provenance géographique de certains de ses travaux. Peut-être parce que les formes qu’il reprend sont directement liées à ce qui pourrait s’apparenter à de l’art dit «premier». Souvent récurrente est la forme du totem, de la dent sculptée, de l’ours et du cerf. Ces champs de références proviendraient d’un beau morceau de terre immense, coincée entre le pacifique, l’Alaska, le Canada et les Etats-Unis : peut-être en Colombie-Britannique. Voici l’Ouest sauvage, celui de la conquête de nouveaux territoires et des grandes étendues boisées. On peut donc désigner une terre pour les situer, mais ce serait contenir le travail de Laurent dans un espace beaucoup trop réduit. Il serait préférable de parler ici de « réserves ». La réserve est un espace soustrait, en creux, qui peut définir un champ de références et qui témoignerait de l’étendu de son travail. Une réserve contenue pour ses sculptures, qui sont souvent des formes connues, mais toujours traitées avec des matériaux qui en annulent l’utilisation.

C’est la cas de ses Wigwams : le «wigwam» est un type d’habitation qu’on trouve généralement en Amérique du nord, plus communément appelé tipi ou tepee. La cabane des Indiens en quelque sorte. Ici, deux « wigwams » donc, sans aucunes ouvertures, trônent dans l’espace d’exposition.
Car Laurent Le Deunff a littéralement dépecé des canapés en cuir, buffle et vachette, pour reconstruire ces deux entités en forme de tentes. Ce sont des cabanes muettes, inaptes à être habité. Comme ces villes construites lors de la ruée vers l’or, rapidement érigées, abandonnées de suite après l’épuisement des ressources aurifères. Seules subsistent les façades qui signifiaient leurs façades. Il y a de ça dans ces wigwams, qui affichent ce contenu en réserve. Les peaux des canapés, usées et rapiécées, deviennent les murs extérieurs de ces cabanes saisissantes, qui ne semblent reposer sur aucunes structures.

Le buffle est devenu un canapé. Le canapé est devenu une tente en réserve. La tente en reserve est une oeuvre d’art.

Est-ce que la tente en réserve serait devenue une oeuvre d’art si le buffle n’était pas un canapé ?

(1) Herman Melville, Moby Dick, chap. Stubb et Flask tue une baleine, p. 434, éd. Folio Classique