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Noyer la conscience

Et si la nature fragile et fugitive des deux pratiques artistiques de Laurent Le Deunff – le dessin et la sculpture – venait de l’équilibre précaire de la position de l’artiste à prendre un grand soin à ce que ses oeuvres ne soient ni sous- ni sur-déterminées mais simplement données à voir pour ce qu’elles sont : des choses d’abord immédiatement identifiables ? Ceci est un os noir, ceci est un mini-coffre-fort, ceci est un matelas, ceci est une coquille de noix, ceci est un cheval vautré au sol, ceci est un petit crâne blanc, ceci est un fantôme inerte, ceci est un dessin de chasseur flou, une esquisse de paysage, l’étude d’un tronc d’arbre partiellement dessiné dans l’horizontalité du papier, les restes d’un feu, etc. Tout serait identifié instantannément, dans cette évidence quasi-tautologique. Ce que l’on regarde est bien ce que l’on avait reconnu. À ceci près que l’os est noir et n’appartient à aucun animal identifié, que la délicate petite poignée du coffre-fort en bois ne permet pas d’en ouvrir la porte, que le matelas grandeur nature et la coquille de noix surdimensionnée ont été façonnés dans un bois tendre, que le crâne qui tient dans la paume de la main est recouvert d’une année de rognures d’ongles de l’artiste, que le drapé agité du fantôme semble aussi lourd qu’une charpente, que les silhouettes des Chasseurs flous sont comme vues à travers un objectif, que les animaux en rut levitent au milieu des pages centrales d’un cahier Moleskine, que les méticuleux Autoportraits dans la nature sont mus par une désaffectation intériorisée, etc. Il y a, au coeur du travail de Laurent Le Deunff, une mécanique de l’inversion de l’illusion qui rappelle que tout bon jouet pose toujours une bonne question. Car si le sujet est effectivement reconnaissable – un os, un coffre-fort, un cheval, une tente pour rester dans les sculptures – son matériau, lui, est différent mais semblable. Cet écart crée un court-circuit par rapport à l’objet de base. De ce court-circuit naît la sculpture. Pour vendre une chose deux fois, les publicitaires utilisent l’expression « same but different » – «le même mais différent » – étant entendu que c’est la différence qui l’emporte sur le même sur lequel toutefois repose l’existence du différent. Ici, l’os est en albâtre, le coffre-fort en bois, le cheval en toile de jute, la tente en cuir... Un changement de matériau qui vide la sculpture de toute problématique illusionniste. Il ne s’agit pas tant d’un matelas en bois que d’une sculpture en bois en forme de matelas. Cette manière de neutraliser l’objet reconnaissable par le recours à d’autres matériaux est valable pour toutes les sculptures de Le Deunff. L’artiste nous met ainsi face à une énigme, celle d’un double qui n’en est plus un. « This is what is not », littéralement,« c’est ce que ça n’est pas ». Et cet objet, lui, est méconnaissable.

Ce jeu conceptuel radical et maîtrisé qui opère comme un trompe-l’oeil à l’envers, est aussi favorisé par le côté extrêmement condensé et ramassé des sculptures. Une radicalité les éloigne de toute préciosité. Les dessins, eux, sont comme pétris par le silence. Si ce silence rappelle celui de la forêt et de son imaginaire dans lequel s’origine le travail de l’artiste, il est aussi l’indicateur d’une surdité qui renvoit à notre solitude fondamentale et qui contraste complètement avec le régime des flux caractéristique de notre époque. En cela, les oeuvres de Le Deunff ont la capacité à noyer la conscience. Comme disait Kafka, « Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles plutôt qui qui s’emparent du regard. Elles noient la conscience. »

Cet univers imprégné d’imaginaire forestier, nourri d’art brut et de craft post-industriel, du fait main à la sauce nerdy semble autant replié sur lui-même qu’à même d’interroger notre rapport aux flux et à la surface. Car les images de Chasse et Pêche Magazine, ou celles de Jack Ruskin notamment, et le net avec obsession, nourrissent autant le travail de Le Deunff que la découverte sidérante des grands espaces sauvages canadiens arpentés en 2006 avec des crayons, des appareils photo jetables et une caméra numérique. Ce mélange icono-conceptuel qui oscille entre fascination et mise à distance, rend sa production unique et sa mythologie d’homme des bois attachante. Dans Dead Man(1995), Jim Jarmusch filmait les arbres comme des grattes-ciel et les paysages comme les zones abandonnées du New Jersey. La manière dont Le Deunff compose ses dessins en les vidant de toute narration nous met face à une étendue. Cette étendue contenue dans le dessin lui-même renvoit (la partie blanche laissée) à un vide. L’art de Le Deunff n’est pas bavard. Il occupe un vide discursif, un endroit où la confluence des idées et de l’imagination auraient atteint une masse critique telle – aujourd’hui – que les « explications » se seraient évaporées en laissant aucunes traces. À moins que, comme le suggérait Nabokov dans La Tranparence des choses, « Un mince vernis de réalité recouvre la matière, qu’elle soit naturelle ou artificielle, et quiconque voudrait demeurer dans le maintenant, doit surtout prendre garde à n’en pas briser la pellicule en tension. »

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Overwhelming the senses

What if the fragile and furtive nature of the two art-forms practised by Laurent le Deunff – drawing and sculpture – were the result of the delicate balance of the artist’s position in taking great care that his oeuvres should be neither over nor under-stated but should simply portray what they are : things that are immediately identifiable? This is a black bone, this is a mini strongbox, this is a mattress, this is a walnut shell, this is a horse sprawling on the ground, this is a small white skull, this is an nert ghost, this is a blurred drawing of a hunter, a sketch of a landscape, a partly-finished study of a tree trunk, drawn horizontally across the page, the remains of a fire etc. Everything would be instantly identified in its quasi-tautological obviousness. We are looking at exactly what we first recognised.
Well almost… but the bone is black and doesn’t belong to any particular animal, the little wooden handle on the strongbox doesn’t open a door, the mattress and the over-sized nut shell are carved from softwood, the skull is the size of the palm of your hand and is covered with a years-worth of the artist’s nail clippings, the floating ghost seems as heavy as a wooden beam, the blurred figures of the hunters are seen as if through a photographic lens, the rutting animals seem to levitate from the central pages of a Moleskine sketch-book and the meticulous Autoportraits dans la Nature seem transformed by internalized alienation etc. At the heart of Laurent Le Deunff’s work there is a mechanism, which involves turning the illusion on its head and so reminding us that any worthwhile toy must asks questions. Even if the object is perfectly recognisable – staying on the subject of his sculptures, a bone, a strongbox or a tent – the raw materials are different even if they are similar. This difference creates a short circuit in relation to the original object and this short circuit is what is brings these sculptures to life. In order to sell the same thing twice, advertisers use the expression “the same but different” with the understanding that the difference is of more value than the sameness on which the difference is based. Here the bone is made of alabaster, the strongbox of wood, the horse of sack-cloth and the tent of leather… this change in material empties the sculpture of any question of illusion. It isn’t so much a wooden mattress but rather a wood sculpture in the shape of a mattress. This technique of neutralizing the recognisable object by changing the material it is made from is used throughout Le Deunff’s sculptures. In this way the artist is showing us an enigma, a double that is no longer a double. “This is what it is not” – and this object is in fact unrecognisable. This radical, perfectly controlled, conceptual stratagem, works like a reverse trompe-l’oeil and is also favoured by the extremely condensed, squat aspect of the sculptures. Their radicalism avoids any accusation of preciousness. The drawings seem almost as if they have been petrified by silence. This silence reminds us of the silence of the forest or of the artist’s imaginary world from which this work springs. It equally relates back to man’s fundamental solitude in contrast with the perpetual flux, characteristic of our epoch. It is in this way that Le Deunff’s work is capable of overwhelming our senses. As Kafka said; “It is not the eye that captures a scene, it is the scene that captures the eye. It simply overwhelms our senses.”

This universe, steeped in the imaginary world the forest, drawing its inspiration from outsider art and post-industrial craftsmanship, homemade with a touch of nerdyness, seems to be somehow introverted while at the same time to be questioning our relationship with the constant flux of our lives and the surface aspect of things. Images from Chasse et Pêche Magazine
(publication covering hunting and fishing) and particularly those by Jack Ruskin as well as a certain Internet obsession inspire Le Deunff’s work as much as his staggering discovery of the wild open spaces of Canada he explored in 2006 with a set of pencils, some disposable cameras and a digital video recorder. This icono-conceptual mix, which switches between fascination and intentional distancing, is what renders his work unique and his woodsman’s mythology so charming. In Dead Man (1995), Jim Jarmush filmed the trees as if they were skyscrapers and the landscapes as though they were abandoned lots in New Jersey. The way that Le Deunff composes his drawings and empties them of all narrative content put the spectator in front of an open expanse. This expanse, within the drawing itself (the untouched white of the paper) evokes a certain emptiness. Le Deunff’s work is relatively taciturn. It occupies a discursive vacuum, a place where the convergence of ideas and imagination has reached a critical mass such that – today – any “explanation” seems to have evaporated without leaving the smallest trace.
Or perhaps as Nabokov suggests in Transparent Things: “A thin veneer of immediate reality is spread over natural and artificial matter, and whoever wishes to remain in the now, with the now, on the now, should please not break its tension film.”

Alexis Vaillant
(Translation Chris Atkinson)