Entretien réalisé avec Anne Dressen dans le cadre de l’exposition Dynasty au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et au Palais de Tokyo à Paris, du 11 juin au 5 septembre 2010

Il me semble important, en préambule, de rappeler que tu viens du sud-ouest, d’Aquitaine plus exactement, et que tu as fait un voyage déterminant au Canada ? Les grands espaces t’ont-ils ouvert à des formes spécifiques ? Comment perçois-tu ces différentes cultures et leurs mises en scène ?

Oui, j'ai passé mon enfance à Sainte-Terre en Gironde dans la maison familiale située au bord de la Dordogne parmi les chasseurs et les pêcheurs qui font partie intégrante du paysage. Il y a cinq ans, grâce à la bourse de la fondation Jean-Claude Reynal qui offre chaque année à un jeune artiste qui travaille sur papier d'aller voyager dans le pays de son choix, je suis parti pendant cinq mois au Canada. L'idée était de traverser le pays d'est en ouest, de faire une boucle du Québec à la Colombie-Britannique afin de récolter différentes notes graphiques pour donner une suite à ma première série de dessins Chasseurs flous. Bien vite, je me suis rendu compte que je ne retrouvais pas dans les revues de chasse canadiennes le romantisme sous-jacent des photographies du Chasseur Français et au fur et à mesure des escales, des balades dans les parcs nationaux, mon projet de départ à évolué : j'ai abandonné les photos et me suis mis à dessiner sur un carnet Moleskine (d'après la légende le carnet des voyageurs de Hemingway à Picasso) d'après nature des sujets comme des feux de camp, des souches rongées par des castors, des tas de bois... Pour revenir à ta question, je dois avouer que d'un point de vue sculptural, pour citer des exemples, j'ai été aussi bien marqué en Colombie-Britannique par les arbres de plus de 1000 ans sur une petite île proche de Tofino autour desquels s'était attachés des militants écologistes dans les années 1970 afin qu'ils ne soient pas abattus, que par les sculptures d'ours en bois qui jonchent les bords des routes. J'ai aussi été amené à découvrir la mise en scène, dans les musées d'histoire, des costumes et des objets rituels amérindiens plongés dans le noir, faiblement éclairés et racontés par une voix d'outre-tombe ! J'ai été frappé par le manque de reconnaissance et l'instrumentalisation de cette culture et c'est d'ailleurs à la suite de ce voyage que j'ai sculpté dans du bois mes Totems et mes Fantômes...

Comment procèdes-tu ? Est-ce important pour toi de s’imprégner du site, du motif, ou te sers-tu d’autres sources comme Internet, de revues ou d’un souvenir plus diffus ?

C'est différent selon ma pratique de la sculpture et du dessin. Pour cette dernière, cela varie selon les séries, pour Chasseurs flous, j'ai collecté des images principalement issues du Chasseur Français ou de guides de chasse dans lesquels j'arrivais à trouver un potentiel romantique et quelquefois abstrait une fois qu'en les dessinant j'avais enlevé tout ce qui pouvait identifier ces hommes comme étant des chasseurs, les laissant apparaître seuls dans des fragments de paysage. Plus tard, afin d'amener une perte supplémentaire de rapports temporels à cette série, j'ai été chercher d'autres images sur Internet et j'ai trouvé des photos très anciennes de chasseurs au Canada. Dans le bois a été réalisé dans les parcs nationaux des provinces de Colombie-Britannique et d'Alberta, aussi bien à l'intérieur des forêts qu'au bord des plages. J'avais envie de dessiner d'après nature, de traiter d'une succession d'indices de traces laissées par l'homme ou par l'animal, de me concentrer sur les détails d'un feu de camp ou sur les traces des dents d'un castor laissées sur une souche, prendre le temps durant ce voyage de passer plusieurs heures à dessiner un sujet qui pouvait retenir mon attention tout en sachant qu'il fallait faire vite à cause du fait que passée une certaine heure, les ours se réveillaient ! Autoportrait dans la nature quant à elle a été élaborée à partir de captures d'images issues de vidéos réalisées par Anne Colomès lors de ce voyage. Je lui avais fait la demande d'une sorte de film documentaire autour de mon travail de dessin, un peu à la manière de ceux qui sont diffusés à la fin d'expositions monographiques dans les musées, où l'artiste le plus généralement dans son atelier parle de son travail. Mais à la différence, dans cette vidéo, je ne parle pas, je dessine peu. On me voit de loin, de dos, perdu ou traversant le paysage. Une fois rentré en France et avec l'idée de faire un va-et-vient entre ce travail de vidéo et mon travail de dessin, j'ai choisi des images que l'on a capturées et imprimées sur du papier recyclé. Au final, cela donnait une image baveuse qui une fois que je l'avais dessinée, pouvait potentiellement amener une part d'abstraction.
Pour mes sculptures, c'est légèrement différent, c'est généralement le matériau qui m'inspire, me donne envie d'envisager d'y faire une forme, souvent figurative et je mise sur le décalage vis-à-vis du sujet pour évoquer de multiples lectures. Je n'ai pas d'atelier fixe et dans la mesure du possible, je réalise mes pièces dans l'endroit où je suis invité, le contexte et les rencontres sont déterminants. Je n'aime pas dessiner ou réaliser des croquis préparatoires, par contre, je me sers de temps en temps de formes préexistantes mais le plus souvent je les abandonne lors de la réalisation pour essayer de profiter des particularités, des qualités, de la résistance et des défauts de chacun des matériaux que j'utilise.

Comment ne pas voir dans ton travail une dichotomie entre une approche parfois un peu brute de la sculpture et une pratique du dessin hyper méticuleux, précis, comme ceux montrés au Palais pour Dynasty ? Comment ces deux facettes cohabitent ?

On peut aussi voir dans mes dessins un aspect très sculptural et dans mes sculptures quelque chose de très dessiné ! D'ailleurs, je dis souvent que je considère le billot de bois comme une feuille de papier ! Je suis autant intéressé par les possibilités qu'offre une bûche que par les différentes qualités d'une feuille de papier. Je n'ai aucun souci à passer de la tronçonneuse au crayon et ressort souvent avec le même épuisement une fois le travail terminé. Je passe régulièrement de l'une à l'autre et ces deux pratiques s'enrichissent mutuellement. Par contre, je dessine très rarement mes sculptures et ne sculpte pas ce que je dessine à quelques exceptions près. La nouvelle série de dessins que je souhaite présenter au Palais pour Dynasty montre des intérieurs de grottes traités sur des formats de taille moyenne avec des crayons gras qui vont jusqu'au 6B, des formes apparemment géométriques et organiques où se mêlent le minéral et le végétal comme éclairées par un effet de flash qui fait contraster les différentes cavités selon des règles de dessins académiques que je me plais à détourner. Après le fondu au blanc des séries précédentes je me dirige d'avantage avec cette dernière vers un fondu au noir.

Arrêtons-nous sur tes autoportraits en forêt : la figure semble toujours un peu perdue, ou du moins jamais héroïque, ni romantique ; tes chasseurs sont surtout démunis, à savoir, sans arme. La posture du pastiche t’intéresse-t-elle en soi ?

Oui, dans le fait, d'imiter, de faire à la manière de avec une part d'humour. Pour mes dessins de chasseurs, j'avais en tête les gravures de chasse qu'il y avait chez mes parents ou que j'avais vues dans les musées des beaux-arts de ma région sauf que j'ai préféré utiliser un critérium avec différentes mines et une gomme pour les reproduire. Pour les autoportraits, on pense aux illustrations des romans d'aventure sauf que mes dessins ne cherchent pas à raconter une histoire, je peux les présenter aussi bien en série dans l'ordre dans lequel je les ai réalisés ou séparément.

Le savoir-faire est-il important ? Si tu as grandi dans ces régions environnées de forêts et utilise beaucoup de bois dans tes sculptures, je crois savoir que tu n’as pour autant jamais côtoyé de bûcherons, ni eu de formation de menuisier ou de charpentier.

En effet, j'ai grandi dans une région où l'on trouve à proximité des forêts, mais aussi l'océan et même des grottes. Je n'ai pas de formation artisanale ni de sculpture académique, encore moins de dessin mais par contre, j'aime aller dans les scieries pour trouver la plus grosse grume de chêne ou passer des heures dans les magasins d'outillage. Le savoir-faire n'est pas pour moi une obligation, d'ailleurs j'ai sculpté ma première pièce en bois avec un tout petit ciseau et un marteau de carreleur. Les outils sont comme mes matériaux, je travaille le plus souvent avec ce que j'ai sous la main c'est pour cela que j'adore aller travailler dans des ateliers qui ne m'appartiennent pas selon les différentes opportunités d'expositions, pour bénéficier à la fois d'un outillage que je n'ai pas et de l'expérience ou des conseils d'autrui.

Au sein de tes sculptures, les échelles sont variables, surprenantes : entre le gigantisme relatif du plein air et des miniatures dignes d’un cabinet de curiosités. Regardes-tu surtout les collections d’un musée des Arts et Traditions populaires, des Arts premiers, des muséums d’Histoire naturelle et quel pan de l’art contemporain te parle le plus ?

L'échelle est très importante bien que le plus souvent, ce sont les matériaux qui me la donnent. Je pense que la rencontre entre une pièce relativement monumentale et d'une miniature est un moyen de délimiter un territoire. Une sculpture sur dent mesure la taille d’une dent et pour une sculpture sur bois j'essaie d'utiliser le plus de matière possible mais ne rajoute quasiment jamais. Je n'aime pas l'art monumental aussi bien dans les musées que dans l'espace public, je suis attaché à l'idée de faire des pièces à l'échelle humaine ne dépassant quasiment jamais les trois mètres de hauteur. La seule pièce monumentale que j'ai faite est une grotte réalisée avec du papier rocher peint à la main et du carton qui recouvrait la structure du lieu d'exposition et dans laquelle j'avais creusé différentes cavités, stalactites et stalagmites, il y avait même une salle de projection à l'intérieur et un passage secret !
Je regarde avec autant d'intérêt les musées d'Arts premiers, des Arts et Traditions populaires que ceux d'art contemporain. D'ailleurs, parmi mes premières visites quand j'étais jeune, je me souviens avec autant d'émotion de la grande exposition Brancusi au Jeu de Paume que des Vunuatu au musée des Arts d’Afrique et d'Océanie ou des tableaux de Brueghel et de Bosch au Prado. Pour l'anecdote, la première œuvre que j'ai vue était une reproduction en relief de L’automne d'Arcimboldo qui était clouée dans les toilettes sèches au fond du jardin de ma grand-mère.
En art contemporain, plusieurs artistes m'intéressent, je vis avec beaucoup de livres, je vais voir beaucoup d'expositions et suis tout le temps à la recherche de nouvelles choses. Certains me plaisent sur l'instant puis je les oublie. D'autres restent et reviennent régulièrement de façon plus ou moins consciente. Je pense en ce moment à Paul Thek, à Fischli & Weiss et Jimmie Durham. Robert Gober et H. C. Westermann comptent aussi beaucoup. Tous ces artistes ont eu plusieurs vies, me semblent attachés à une approche manuelle, à une ouverture vers d'autres formes d'art proche d'une pratique artisanale. La manière dont leurs expériences de vie et de travail ressurgissent rétrospectivement tout au long de leur parcours construit ainsi une œuvre très personnelle.
Ensuite, il y a ceux que je connais qui sont des amis, des artistes avec qui j'ai l'impression de former une communauté d'esprit bien que les formes et les moyens que l'ont met en œuvre dans nos travaux peuvent paraître différents voire paradoxaux : Stéphanie Cherpin, Anne Colomès, Sarah Tritz, Émilie Perroto, Alain Domagala...
Certains commissaires également comme Alexis Vaillant dont j'aime énormément les expositions et avec qui j'ai déjà eu la chance de travailler. J'apprécie son dialogue, son sens de la mise en scène et ses visions très personnelles.

À y regarder de plus près, plusieurs styles coexistent : du réalisme au gothique, en passant par le minimal et le baroque… Je pense en l’occurrence à tes deux Fantômes presque abstraits, aux drapés hyper lourds, alors que d’autres pièces empruntent à un style plus anonyme, plus amateur que ce soit, l’ours en rondin de bois, ou la sculpture de femme nue creusée dans une dent d’âne… Y a-t-il une hiérarchie dans ta manière d’appréhender ces styles ?

Non, il y en a aucune, je peux tout sculpter à partir du moment où je l'ai décidé si cela me semble suffisamment pertinent et lorsque avant de commencer déjà plusieurs lectures apparaissent.

Est-ce que tu t’intéresses aux effets de vieillissement ou d’altération naturelle d’une sculpture ? Je pense ici à ton Mammouth à partir de carton récupéré après avoir macéré dehors tout un hiver ou à ce matelas en bois, érodé, comme un radeau, par l’océan. Fonctionnent-elles comme des sortes de vanités ? Le fait de les associer, dans le cadre de notre exposition, sur une moquette et derrière une vitrine me fait penser à la mise en scène d’un diorama. C’est en tout cas comme une rencontre surréaliste, du 3e type ?

Non, le propos de la vanité ne m'intéresse pas, ce serait même tout le contraire. Une fois la sculpture terminée, je la laisse pour ainsi dire vivre sa vie. Beaucoup de mes pièces sont présentées à l'extérieur et subissent les effets du temps. J'essaie de ne pas trop m'en occuper et essaye de prendre de la distance imaginant un jour une sorte de rétrospective de mon travail qui aurait des allures de salle du Quai Branly. Le cas du mammouth en carton et du matelas en bois sont différents, je me suis servi de carton récupéré au bord d'une route après un hiver et dont la texture me faisait penser à une peau d'éléphant, ici, c'est le matériau qui amène une sculpture. J'étais intéressé à cette époque à faire des sculptures dans des matériaux précaires et éphémères, plus proches de nous, avec une durée de vie limitée... Pour le matelas, je savais dès le départ qu'il serait exposé au bord de l'océan et subirait donc l'effet de l'iode, du sable et de la pluie. Bien qu'il ait été traité, tout cela donne une histoire à la pièce, un peu de spirituel dans du matériel.
Pour le diorama, c'est tout à fait ça : le choix de cet endroit, la structure de cette espace délimité, vitré, encastré dans l'architecture du musée. Les musées d'Histoire naturelle font aussi partie de mes premières émotions artistiques sauf qu'ici, tout est en décalage, le Mammouth est tout petit, en carton, de passage, face à un matelas en bois à la dérive. La moquette blanche pourrait suggérer une banquise ou un paysage enneigé dont la douceur contraste avec la précarité des deux sculptures tout du moins au début car j'aimerais que les visiteurs puissent y pénétrer. J'imagine la trace de leur pas dessinant des motifs... Ce dernier permet également deux lectures temporelles entre ces deux œuvres qui renvoient aussi bien à l'impression d'une vitrine muséale qu'à une ellipse cinématographique.

Il faut ajouter aussi que ces deux pièces sont assez éloignées temporellement… 10 ans les séparent ?

Oui, je travaille depuis un peu plus de 10 ans et chaque pièce réalisée m'a amené à une autre et ainsi de suite. Il n'y a jamais réellement eu de ruptures dans mon travail ou de périodes...

Les matériaux ne sont jamais anodins, même si on imagine que tu utilises ce que tu as sous la main… C’est le sujet que tu vas traiter qui induit le choix du matériau ou l’inverse ?

Généralement, c'est le matériau qui induit le choix du sujet, même pour les sculptures en bois. Je me pose souvent la question de qu'est-ce-que je pourrais sculpter dans telles ou telles choses... En ce moment, j'ai un morceau d'ambre sur ma table, je sais que je veux le travailler mais je ne sais toujours pas quoi faire dedans, ça viendra... Récemment, dans le cas des Wigwams, je voulais dépecer des canapés en cuir pour construire des tipis. Après avoir découpé chacun des morceaux, j'ai abandonné l'archétype, la tente de forme conique avec les perches qui dépassent, pour me concentrer sur la forme de la sculpture et tendre ainsi vers autre chose de moins reconnaissable qui pouvait par le choix dont chaque morceau était assemblé évoquer des sortes d'entités.

Comment te procures-tu ces matériaux ? Est-ce important qu’ils soient souvent "fournis", donnés, par ton entourage, et donc "chargés", investis au préalable ?

On me donne souvent ou alors on me suggère tels ou tels des matériaux en pensant que ça pourrait m'intéresser d'en faire quelque chose et en effet, j'ai une nette préférence pour des matériaux qui portent en eux une histoire, qui ont déjà eu une vie...

Aimerais-tu travailler des matières plus luxueuses ?

Oui, j'aimerais bien réaliser une baleine en marbre !

Difficile de ne pas voir dans ta crèche de noël, ta sculpture d’éléments de construction en bois Kapla, tes totems en formes de distributeurs de bonbons Pez, ton canard flotteur jaune, ou tes jouets articulés géants, des allusions au monde et à l’imaginaire de l’enfance. Est-ce délibéré ?

Je n'ai aucune nostalgie par rapport au monde de l'enfance, souvent je m'inspire de formes préexistantes car j'aime leur simplicité, leur côté frontal et l'humour qui peut s'en dégager.

Tu n’es pas le seul à travailler ce type de formes ou de médiums ; perçois-tu actuellement ce qu’on pourrait qualifier un appel de la forêt, un retour vers la nature ? Es-tu intéressé par une certaine forme d’écologie de l’art ?

Je ne sais pas, c'est compliqué, il faudrait demander à chacun, d'ailleurs à quels artistes penses-tu ? Dans mon cas, mes expériences, la construction de moi-même et de mon travail se sont faits au fond du jardin, en campant, en me promenant dans la forêt, à faire du feu... donc sans dogmatisme et sans didactisme. Ce champ d'expériences me permet de développer ma pratique artistique simplement et avec une force à chaque fois renouvelée. Il me semble également qu'il y a une différence entre avoir un intérêt profond pour la nature et l'écologie.

Quelle est l’œuvre que tu souhaites réaliser dans le futur, qu’il soit proche ou lointain ?

En ce moment, je pense à un hibou en coquillages grandeur nature comme ceux des boutiques souvenirs du bassin d'Arcachon mais en beaucoup plus beau !