Il est un fantasme tenace qui habite à divers degrés les pensées de l'art : celui d'en faire une constante anthropologique, afin de pouvoir en dérouler l'histoire à la manière un fil ininterrompu, qui relierait les premières représentations rupestres à celles de notre modernité. Ce fantasme s'alimente à des motifs atemporels, puisant dans un bestiaire enchanté d'animaux préhistoriques, tout comme il est informé par des dispositifs de vision, où le compartimentage des cabinets de curiosité ne semble en rien entraver le regard du spectateur en quête d'authenticité. En apparence, le travail de Laurent Le Deunff souscrit à cet idéal du temps suspendu. Ses motifs sont issus d'une nature prolixe, semblant générer ses propres représentations. Grottes et sous-bois accueillent toute une population de morses, d'éléphants ou de requins, qui s'y ébattent joyeusement, alors que la société industrielle semble n'avoir été qu'un mauvais rêve.

Et pourtant, chez Laurent Le Deunff, les images ne sont jamais des empreintes de la chose même : à l'observateur attentif, ces images révèlent précisément leur aspect fabriqué. Ainsi réalise-t-on que le sujet n'est pas tant le représenté que la représentation même, et qu'il s'agit moins du motif que de son caractère générique. Pour sa troisième exposition à la galerie Semiose, Laurent Le Deunff conçoit l'espace de la galerie à la manière d'un paysage. Un jardin, plus précisément, qui offre une expérience immersive à travers un vaste panel de médiums et de jeu d'échelles. Les œuvres viennent se détacher sur fond de trois grand tirages accrochés au murs. Ceux-ci, des collages réalisés à partir d'images tirées de revues de chasse, de livres sur la foret des Landes ou encore de dépliants touristiques sur les grottes, donnent le ton à l'ensemble de l'exposition. Intitulée « Requin des bois », la série marque la première occurrence du collage dans l’œuvre de l'artiste. Une évolution logique selon lui, qui naît de son habitude de combiner les sources pour chaque pièce. Ces collages agrandis, gardant l'empreinte du procédé rudimentaire de réalisation, sans Photoshop mais avec colle et ciseaux, sont nés de l'envie de tourner un film de requins dans la forêt dévastée des Landes : ils en sont comme des captures d'écran, autant d'images prévisionnelles.

Voilà le mode de lecture qu'il nous faut adopter : par delà leur séduction manifeste, les œuvres sont comme ces requins qui nagent parmi les champignons. Bien qu'elles miment le langage ethnologique ou archéologique, elles reposent sur une opération de détournement des sources, tout en témoignant de leur fabrication matérielle. Ainsi de la représentation hyperréaliste à la mine de plomb d'empreinte d'animaux, en réalité tous issus de l'imaginaire de la cryptozoologie, de Bigfoot au Dahut. Ou encore des petites statuettes en pierre présentées sur socle, rappelant des fossiles, mais en réalité obtenues à l'aide d'un procédé de taille directe. Une manière, pour Laurent Le Deunff, de délester l'image de sa valeur documentaire : déclarant lui-même « ressensualiser » l'image, celle-ci, libérée de la contrainte d'attester, bascule de plain pied dans l'imaginaire – un monde fluide, onirique et de la coloration propre aux rêves les plus persistants de l'humanité.

Ingrid Luquet-Gad

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Laurent Le Deunff, Jardin(1)

There is an enduring fantasy, which inhabits to varying degrees thought concerning art: it is that of establishing an anthropological constant allowing us to unravel its history like an uninterrupted thread, linking the earliest Rock Art representations to those of modern times. This fantasy is nourished by timeless themes drawn from an enchanted bestiary of prehistoric creatures and is often shaped by the use of viewing devices, such that the compartmentalization operated by cabinets of curiosities does not seem by any means to hinder the spectator in search of authenticity. At first glance, Laurent Le Deunff’s work seems to subscribe to this ideal of time in suspension. His imagery is drawn from a gregarious nature, seemingly capable of generating its own representations. Caves and dark undergrowth welcome a whole population of walruses, elephants and sharks frolicking gaily, while our industrialised society seems merely to have been a bad dream.

Yet in Laurent Le Deunff’s work, his images are never just simple impressions of the subject itself. To the observant spectator, these images reveal precisely their manufactured appearance. Thus we come to realise that the subject is not so much what is represented but the representation in itself and the generic character of the image carries more importance than the motif itself.
For his third exhibition at the Semiose gallery, Laurent Le Deunff has reinvented the gallery space as a landscape. To be more exact, it takes on the form of a garden offering the spectator an immersive experience through a vast panel of media and through its play on scale. The oeuvres stand out from a background of three huge prints hung on the gallery’s walls. These panels are collages created from images taken from hunting magazines, books about the woodlands in the Landes region of southwest France and tourist brochures of caves and caverns and they set the tone for the whole exhibition. This series is entitled “ Requin des bois “ (2) and marks the first occurrence of collage in the Le Deunff’s work. According to the artist, this represents a natural evolution stemming from his habit of combining several sources to complete each of his oeuvres. These enlarged collages bear clear traces of a rudimentary creative process, which avoids the use of Photoshop, giving preference to the simple use of scissors and glue and were born from the desire to make a film about sharks swimming through the devastated Landes forests. They resemble above all screen captures due to the provisional aspect they evoke.

So this is the way we need to look at his work: over and above the obviously seductive nature of the images, his oeuvres resemble those sharks swimming amongst the mushrooms. Although they mimic ethnological or archaeological language, the images are based on the distortion of source material whilst clearly showing off the reality of the creative process. Thus the hyper-realistic pencil drawings of animals, which in reality originate from the collective imagination of cryptozoology ranging from Bigfoot to Dahut. Or take the small stone statuettes presented on pedestals: they might resemble fossils but in reality they are directly hewn from stone. This for Laurent Le Deunff is a means of removing any documentary weight from the image: In his own terms he is seeking to “resensualize” the image, which in turn is liberated from the need to bear witness and is able to fully enter the realm of the imaginary – a fluid, oneiric world, illuminated by the colours of humanity’s most persistent dreams.

Ingrid Luquet-Gad

(1) Garden
(2) Shark in the woods – a play on the French term « Robin des bois » or Robin Hood