STALACTITE ET STALAGMITE

Fantasque, l’art de Laurent Le Deunff procède par glissements de sens et courts-circuits spatio-temporels. Au fil de ses sculptures et installations, il raconte des histoires à rebonds, intimement connectées à la genèse du monde et à l’imaginaire archaïque, traversées aussi par le cinéma de genre et la culture internet. Son esthétique, focalisée sur le DIY et la récupération, travaille la question du décor et l’ingéniosité attendrissante des pratiques amateurs. En perpétuel processus d’auto-recyclage, l’œuvre pourrait se lire comme une enquête poétique pleine de joyeux dérapages, où s’enlacent des attentions récurrentes : le rapport au paysage, la représentation historique, la figure animale, la copie et le recouvrement, l’humour.

Au centre d’art de Pontmain, l’artiste a récemment déployé son univers hybride dans une exposition d’envergure, intitulée Stalactite et stalagmite : augure minéral, ce titre attirait l’attention sur les notions de cristallisation et de concrétion, principes de sédimentation qui résument bien les enjeux conceptuels du travail. À Château-Gontier, si le titre est conservé à l’identique, c’est une vision plus théâtrale qui se dessine entre les murs de la chapelle du Genêteil. Après une exposition sur-éclairée à Pontmain, l’artiste risque la plongée en intérieur nuit, brouillant ainsi la perception tangible de l’espace alentour. Pourtant, les deux expositions gagnent à être lues de front : bien qu’elles s’ancrent dans des temporalités distinctes, à la fois dans leur temps de réalisation et dans la fiction qu’elles déploient, elles s’attachent au même répertoire de formes, travaillé en contrepoint. Pièce angulaire de ce répertoire : la pierre, et le rêve archéologique qu’elle charrie avec elle.

INVESTIR DANS LA PIERRE
Laurent Le Deunff affirme que les sculptures sont vivantes, et il en parle comme si c’étaient des personnages doués d’une existence organique propre. Lorsqu’il taille une montagne dans un imposant bloc de polystyrène, il pense logiquement que les chutes de la montagne (une dizaine de sacs poubelles remplis de billes de polystyrène) doivent devenir des rochers.

COLLECTIONNER LES TUTOS
Son flirt avec les pierres ne date pas d’hier : il avait déjà exposé une roche factice dans le parc des sculptures de la Galerie 40m3, à Rennes, en 2012. À l’époque, il commence à collecter sur le net de multiples recettes pour apprêter les surfaces, des tutoriels d’amateurs spécialisés en décors de tous acabits, entre la grand-mère qui peaufine ses décors de crèche et le photographe animalier qui maquille un faux rocher pour cacher son appareil et ne pas effrayer les créatures sauvages.
Ces recettes font intervenir des matériaux plutôt pauvres : plâtre, papier, carton et colle à bois, ou encore ce mélange de ciment, de sable et de tourbe appelé l’hypertufa, avec lequel on réalise les fausses roches dans les bassins d'agrément.
Parfois, un lavis de peinture parachève la facture hyperréaliste.

MIRAGE MINÉRALOGIQUE
Pour Stalactite et stalagmite, l’artiste travaille sur la base de neuf recettes différentes : ces effets de trompe-l’œil et ces jeux de copie donnent alors naissance à une collection où chaque caillou se caractérise comme une entité particulière. Cet ensemble fut disposé au sol dans le centre d’art de Pontmain, comme un paysage. À Château-Gontier, les neufs pièces minérales sont par contre placées sur les rayonnages d’une étagère en bois brut, comme si elles avaient été prélevées dans leur milieu naturel pour former désormais un cabinet de minéralogie étrange, aux allures de mirage. Par son éclairage et sa disposition, cette bibliothèque géologique invite le visiteur à franchir un seuil symbolique, vers un monde où il est fortement suggéré d’accéder au vrai par le faux.

HUGH HEFNER CHEZ CASTO…
Au fond de la chapelle, l’artiste installe une piscine hors-sol d’environ quatre mètres de diamètre, de forme hexagonale, structure qu’il habille de rochers en hypertufa, ce mélange qui imite la pierre. Son inspiration est lointaine : Laurent Le Deunff fantasme depuis longtemps sur l’illustre « grotte » aquatique de Hugh Hefner, patron du magazine Playboy décédé au cours de l’été 2017. Dans son manoir de Beverly Hills à la réputation sulfureuse, l’homme avait fait construire une piscine hors-norme, enchâssée dans un environnement minéral spectaculaire. Avec Laurent Le Deunff, cette référence du luxe kitschissime se déplace vers l’univers du bricolage. Merci Castorama et Leroy Merlin : la piscine d’Hefner est ici traduite dans une version plus humble, plus cheap mais aussi plus humaine, revitalisée.

…AVEC JAMES TURELL ET THOMAS DEMAND
Avec des matériaux et des techniques accessibles, Laurent Le Deunff pratique ainsi une perpétuelle réévaluation des pratiques amateures, en rejouant avec humour des projets pharaoniques type Playboy Mansion, mais aussi en se rappelant de grandes figures de l’art contemporain : James Turrell et ses installations de piscines irradiant la lumière, et sublimant l’accès au paysage ; ou Thomas Demand, qui fait dialoguer plusieurs représentations d’une grotte1 de Majorque, à la Fondation Prada de Milan, questionnant leur dimension réelle et irréelle, naturelle et factice.

FOND BLEU
En prime, Laurent Le Deunff accentue l’aspect fantastique du bleu piscine grâce à un éclairage intérieur du bassin, aussi hypnotique que celui que l’on aperçoit parfois au cinéma. Petit clin d’œil à 007 dans sa piscine solitaire avec vue imprenable sur Shangaï, mise en scène dans Skyfall.

SÉDIMENTAL
Que ces références soient perceptibles ou non par le visiteur, là n’est pas l’important.
L’ensemble renseigne sur l’imaginaire à tiroirs qui caractérise l’artiste, et sur les surprises qui guettent à chaque page de son carnet de notes personnel. Ultime témoin de ce joyeux travail de sédimentation référentielle, la sculpture qui ouvre l’exposition : une tête de tigre, taillée dans une bille de chêne et présentée dans un fini brut, montée sur un socle qui l’est tout autant, assemblage archaïque et baroque de pièces de bois récupérées. Si l’objet semble primitif, proche des emblèmes totémisés amérindiens ou de certains sarcophages étudiés par l’artiste au musée égyptien de Turin, son inspiration première serait à rechercher du côté d’une icône de la culture pop télévisuelle, à savoir la tête de tigre de Fort Boyard, une tête de tigre en or qui se tourne après que l'animateur de l'émission prononce une phrase devenue culte : Félindra, Tête de tigre !

EXISTER EN VRAI
Laurent Le Deunff raconte : « Fort Boyard, quel mystère autour de ce lieu ! Je me souviens qu’un été, avec les parents d’un copain, nous étions passés à côté du fort en bateau, pour moi c’était incroyable que ce truc puisse exister en vrai. Ma sculpture est liée à l’adolescence, et au fantasme. Le désir sous-jacent est le même que pour la piscine de Hugh Hefner : tu es chez toi, et tu as envie de faire Fort Boyard chez toi. Comme quand tu es petit et que tu joues à Tarzan dans le jardin, avec une ficelle accrochée dans le cerisier. »
Par cette sculpture gardienne du temple, théâtralement mise en lumière via une douche zénithale, Laurent Le Deunff fabrique l’ancêtre de la tête de tigre télévisuelle, lestant cette dernière d’autres cultures, inversant les rôles et le cours du temps, dans un geste conceptuel qui dépasse largement celui de l’humour potache. La quête est plutôt celle des origines, de l’adolescence revisitée, de l’appropriation et de la re-création des idoles, de la fiction et de la vérité. Une façon de jeter les bases d’une fable anachronique, qui informe l’ensemble de l’exposition.

Eva Prouteau

Note
1 – On notera le penchant de l’artiste pour la forme de la grotte, exprimée notamment dans l’exposition Natura lapsa, qui s’est déroulée au Confort Moderne en 2014, où il construisit une monumentale grotte de papier brun. On pourrait aussi rapprocher l’étymologie du mot grotte — grec kruptein « cacher, couvrir » — d’autres activités de Laurent Le Deunff, adepte du recouvrement.