Article de Guillaume Benoit, Février 2021

La galerie Semiose présente une nouvelle exposition de Laurent Le Deunff, qui continue d’activer, par le geste et loin de tout dogmatisme, des problématiques qui font résonner notre rapport à la nature.

Dépouillé de tout rapport moral à celle-ci, Laurent Le Deunff s’empare des formes, des matériaux qui la composent pour remodeler, à sa manière, des paysages, des capsules « hors-lieu » qui font travailler notre imaginaire autant qu’elles le nourrissent. La nature est travaillée chez lui en tant qu’elle fait forme, qu’elle dessine dans le monde des lignes qu’il lui appartient de détourner. Naturel, artificiel, brut ou méticuleusement ornementé, la mise en « œuvre » du travail de l’artiste confond les polarités binaires pour ériger ses propres lois.

Animé par un sentiment de simplicité, voire de furtivité, usant des matières comme on vit, faisant œuvre de la nature pour s’y insérer en installant en son sein un élément nouveau, y faire une pièce et disparaitre, ou s’y fondre, son travail, malgré la précision des traits de ses figures animales, fuit tout fantasme de représentation pour laisser jouer à plein l’optique d’une imagination active, d’une invention, dans la nature, de ce qui n’y serait pas visible.
Au cœur de la galerie, deux univers se font face, sans s’annuler ou se contredire ; dans le premier la forêt étend sa toile quand les préceptes du White Cube semblent présider la seconde. Mais Laurent Le Deunff s’exile d’emblée de toute opposition manichéenne nature et culture, il installe plus profondément l’indicible séduction de l’irruption du dehors dans l’intérieur, l’intégration du chaos de la végétation dans un intérieur. La figure du chat, qui lui donne son titre, elle-même est un piège. Loin d’être au centre des installations, il irradie pourtant de sa symbolique aussi liée à l’indépendance animale qu’au désir de domestication, cet ensemble jouissif, qui se lit et se goûte en toute langue.

Avec toutes ses références au sous-sol, à l’histoire et à la place de la nature, comme se réappropriant l’espace au fil du temps, Laurent Le Deunff invente encore, dans cette exposition, une archéologie imaginaire du présent, où les chronologies se croisent, où les fossiles sont dessinés, sculptés sur des matières qui excèdent leurs lieux naturels, où le temps de la méticulosité (sculptures sur dent, mais aussi ses dessins extrêmement techniques) reflète le temps de la subsistance dans le monde. Ses inventions semblent répondre à des défis secrets, des besoins spontanés de creuser dans le corps d’un dauphin un emplacement pour y ranger quelques menus objets, des totems aux allures de défenses de mammouth réduites à la taille idéale pour une fonctionnalité au quotidien (l’artiste ayant même laissé filtrer la possibilité d’en imaginer l’usage pour des plaisirs plus intimes) ou des colliers gigantesques devenus pièces de décorum. On notera aussi les réjouissants panneaux de bois qui présentent des coupes du sol et dévoilent les profils de galeries creusées dans la terre et leur occupant tapi dans leur antre, en attente.
S’emparant en toute liberté des codes de la statuaire, brisant les attendus de la culture classique et s’appropriant différents formats de représentation, Le Deunff fait varier les échelles comme on perturbe la focale d’une optique tournée vers son imaginaire. Comme si le faire dictait ici les lois naturelles des êtres qui peuplent l’espace de son exposition. Il offre ainsi un miroir à la nature qui confine parfois à l’hyperréalisme pour mieux nous entraîner dans un rapport dysfonctionnel avec celle-ci, non pas dans l’erreur mais dans la capacité de l’artiste à s’y glisser pour y créer un ordre légèrement modifié. Chaque série est une proposition de jeu, une invitation à la joie et à l’expérimentation, et si on imaginait ceci, cela ?

Le chat fait alors figure de conseil, le miroir impénétrable du passage de notre temps, réceptacle muet et précisément fidèle en ce qu’il est indépendant et chaque jour qui passe, chaque année écoulée semble répéter ce choix de rester à la place qu’il occupe. Vivre alors dans la nature comme un chat, se plier à son ordre tout en maintenant son propre désir.
Il y a ainsi une évidence du plaisir dans cet œuvre qui ravit tous ceux qui l’approchent, entre la simplicité de l’étrange, le plaisir de découvrir et de s’emparer de ces jouets dans la boîte nature, d’y progresser faisant régresser les années, de s’y plonger comme le paradoxe du chat, pleinement et indépendamment. S’abandonner à la nature en quelque sorte pour mieux révéler ce qui nous fait la peupler.

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